XIII

Avec fièvre, Morane fouillait dans le coffre du canot auquel, semblait-il, les Mongols n’avaient guère touché. À quelques pas, Zoug et ses hommes le regardaient avec curiosité et méfiance.

Bob rejeta des boîtes de conserves et de cartouches, des armes et quelques menus objets. Finalement, tout au fond du coffre, il découvrit une petite cantine de tôle noire marquée d’une croix rouge. La trousse de pharmacie ! Son cœur bondissait de joie et d’inquiétude tandis que, d’un doigt tremblant, il ouvrait la cantine, pour écarter les bandes et les pochettes de pansements. Enfin, il découvrit ce qu’il cherchait. La boîte était là, portant écrits en grandes lettres les deux mots suivants : TERRAMYCINE – PFIZER. D’un coup d’ongle, Bob fit sauter la bande de sûreté pour s’assurer si la boîte contenait bien le précieux remède. Bientôt, il n’eut plus à douter : il tenait entre les mains son propre salut et celui du professeur Frost.

Saisi soudain par une allégresse qu’il parvenait difficilement à contenir, Morane se tourna vers Zoug et, de la main, lui indiqua le chemin du village.

Quand Bob pénétra dans la maison du chaman, celui-ci se redressa sur un coude parmi ses fourrures et lança un regard interrogateur au Français.

— As-tu trouvé ce que tu cherchais ? demanda-t-il. Morane hocha la tête affirmativement.

— Oui, dit-il, j’ai trouvé…

Il s’accroupit au chevet du malade et ouvrit la boîte de terramycine. Avec soin, il mélangea la poudre et le sérum physiologique dans le vial, puis il emplit la seringue. Pendant de longues secondes, il demeura ainsi, son aiguille brandie telle une arme, comme s’il hésitait à administrer le remède au malade.

— Qu’attends-tu ? interrogea celui-ci. Tu m’as promis dc me guérir.

— J’ai dit, corrigea Bob, que si je te guérissais, tu devais épargner ma vie et celle de mon compagnon.

Le malade secoua faiblement la tête.

— C’est toi qui vas me guérir. Toi seul donc doit avoir la vie sauve.

— Mon compagnon sera épargné lui aussi, fit Morane d’une voix forte, ou nous mourrons tous les trois.

Très lentement, il pressa le piston de la seringue et un mince jet de liquide gicla, pour se répandre inutilement sur le sol. Ce chantage sur la vie d’un homme répugnait à Morane ; il ne s’agissait cependant pas uniquement de la vie du chaman, mais aussi de la sienne propre et de celle du professeur Frost.

La seringue était déjà au tiers vide, quand la main décharnée du chaman se posa sur le bras de Bob.

— Ton ami aura lui aussi la vie sauve.

Le liquide s’arrêta de gicler. Du menton, Morane désigna les Mongols massés à la porte de la hutte.

— Dis-leur d’aller délivrer mon compagnon et de l’amener ici. Alors seulement je te guérirai.

Le chaman lança quelques ordres brefs à l’adresse de Zoug et de ses hommes. Ceux-ci disparurent et, quelques minutes plus tard, le professeur Frost, libre lui aussi, pénétra dans la hutte. Il s’accroupit auprès de Morane.

— Je vois que vous avez trouvé la terramycine, dit-il en anglais.

— Oui, fit Bob. Pourvu que, quand nous l’aurons guéri, ce vieux renard tienne parole.

Il se tourna à nouveau vers le vieillard.

— Promets encore que, si tu guéris, mon ami et moi aurons la vie sauve. Promets-le sur le dieu Dragon.

— Je promets, dit le chaman d’une voix faible.

— Sur le dieu Dragon, insista encore Morane.

— Je promets… sur le dieu Dragon… Nahm tient toujours ses promesses.

Morane se pencha en avant, écarta les fourrures et, prenant entre le pouce et l’index la peau du flanc de Nahm, d’un coup sec il y enfonça son aiguille.

 

 

Quatre jours avaient passé. Le chaman était en voie de guérison. Dans sa poitrine, la toux qui le déchirait s’était éteinte et son visage avait repris un peu des couleurs de la vie. Ce matin-là – c’était le matin du cinquième jour –, Nahm avait mangé avec appétit. Quand il eut terminé, il posa l’écuelle vide sur le sol et se tourna vers Morane et le professeur Frost, assis à ses côtés.

— Les étrangers m’ont sauvé, dit-il. Je tiendrai parole, moi aussi.

Par trois fois, il frappa dans ses mains et Zoug pénétra dans la hutte. Sur son large visage, couronné du bonnet cornu, une expression farouche se lisait. Longuement, le chaman lui parla dans le langage de la tribu. Bob n’y comprenait rien, mais il devinait cependant que le vieillard recommandait à Zoug de traiter les étrangers avec égard, affirmant que désormais ils n’étaient plus des prisonniers mais des hôtes.

Au fur et à mesure que le chaman parlait, la colère semblait animer Zoug. Il secoua violemment la tête et, désignant les deux hommes blancs, se mit à son tour à parler très vite, avec un intense accent de haine. Puis, soudain, sans que rien n’ait pu laisser prévoir son geste, il tira un long poignard de sa ceinture et se précipita sur Morane. Celui-ci eut juste le temps d’éviter la lame pointée vers sa poitrine. Sa main se referma, telle une griffe d’acier, sur le poignet du Mongol et le tordit. Zoug gémit de douleur et lâcha son arme. Rapidement, se pliant en deux, le Français glissa son propre corps sous celui de son antagoniste puis, se relevant brusquement, il projeta celui-ci dans les airs, pieds par-dessus tête. Zoug retomba lourdement sur le dos et demeura un instant étourdi. Un instant seulement, car il se releva d’un bond et fit un pas en direction du poignard mais, plus rapide, Morane s’en était déjà emparé et, à son tour, en menaçait son adversaire.

Pas à pas, Zoug recula vers la porte. Des flots de paroles, dans lesquelles Bob devinait des insultes et des menaces, s’échappaient de ses lèvres serrées et, dans ses petits yeux bridés, une haine féroce brillait. Il se baissa rapidement pour ramasser le bonnet cornu qui, au cours de la bataille, avait roulé à terre. Ensuite, après avoir lancé une dernière insulte à l’adresse du Français, il se précipita au-dehors.

Le chaman avait assisté à ce bref combat sans tenter d’intervenir.

— Zoug, que je considère comme le plus vaillant de mes guerriers, dit-il, m’a reproché de vous soustraire à la vengeance du dieu Dragon. Il affirme que, par ma faute, le dieu Dragon va à nouveau semer la désolation parmi les nôtres.

— Nous te débarrasserons du dieu Dragon, fit Morane.

Comme je te l’ai expliqué déjà, nous sommes venus à bord d’un grand bateau tombé maintenant aux mains de Li-Chui-Shan et de son complice, Lemontov. Ce bateau est puissamment armé, et nous pourrons détruire le dieu Dragon.

Nahm secoua violemment la tête en signe de protestation.

— Non, dit-il, le dieu Dragon ne peut pas être tué. Si vous tentiez de le faire, l’île serait aussitôt engloutie dans les flots.

Bob devinait combien il serait inutile d’attaquer ouvertement le fanatisme du chaman, aussi préféra-t-il ne pas insister.

— Si nous ne pouvons détruire le dieu Dragon, fit-il, nous pourrons tout au moins lui ouvrir le chemin de la mer. Ainsi, son voisinage cesserait d’être une menace pour ta tribu.

— Aucun de mes hommes n’oserait vous aider à détruire le barrage, dit encore le vieillard, et c’est là un labeur dépassant la force de deux hommes.

— À bord de notre vaisseau, nous possédons des moyens redoutables – Bob pensait à la dynamite – qui nous permettront de venir à bout du barrage sans le secours de tes hommes. Ce qu’il faudrait avant tout, c’est de se fendre à nouveau maîtres du navire.

— Comment y réussiras-tu, étranger ?

— Tes hommes pourront m’aider cette fois.

Le doute se peignit sur le visage ridé du chaman.

— Li-Chui-Shan possède des armes redoutables, fit-il, et mes guerriers n’ont que leurs harpons à pointe d’os. Depuis longtemps, nous voudrions nous débarrasser de Li-Chui-Shan qui, quand il a besoin d’esclaves, vient les prendre parmi nous, mais les armes qui crachent la foudre ont eu vite raison de nos révoltes.

Comme, à présent, il ne s’agissait plus de blesser les sentiments religieux du chaman, Morane insista. S’il réussissait à décider Nahm à l’aider, il pourrait peut-être reconquérir le Mégophias et, en même temps, débarrasser les habitants de l’île de leur dieu destructeur.

— Si tu me laisses conduire tes guerriers à l’assaut du repaire des pirates, dit-il, je te garantis la victoire tout comme, il y a quatre jours, je t’ai garanti la guérison.

— Comment allez-vous faire, Bob ? demanda le professeur Frost, en anglais. Que pourront les harpons de nos alliés contre les mitrailleuses de Li-Chui-Shan, de Lemontov et de leurs hommes ?

— Nous agirons par surprise, répondit Morane, en espérant que la fortune des armes soit pour nous. Au point où nous en sommes, c’est tout ce qui nous reste à faire : contre-attaquer et nous rendre à nouveau maître du Mégophias. Et puis, n’oubliez pas, professeur, j’ai un petit compte à régler avec ce sacripant de Lemontov.

Le paléontologiste ne répondit pas. Au cours de ces derniers jours, il avait appris à connaître son compagnon, et il avait foi en son esprit de décision et en son audace. « Après tout, se contenta-t-il de songer, ce diable d’homme est bien capable de mettre Li-Chui-Shan et Lemontov dans sa poche, et peut-être le Serpent de Mer par-dessus le marché…»

De son côté, le chaman demeurait pensif, comme s’il hésitait à prendre une décision dont, peut-être, son peuple devrait subir par la suite les désastreuses conséquences. Finalement, il releva la tête et demanda à Morane :

— Dis-moi combien de guerriers te seraient nécessaires pour attaquer le repaire de Li-Chui-Shan.

— Combien pourrais-tu en mettre à ma disposition ? Pendant un instant, le vieillard sembla hésiter, puis il leva sa main droite, montrant deux· doigts ouverts en forme de V.

— Deux cents, dit-il. Bob se mit à rire.

— Avant longtemps, Li-Chui-Shan et son complice auront été mis hors d’état de nuire.

« Ou bien je serai mort », pensa-t-il. Mais il était inutile de pleurer sur son propre sort avant que le destin n’ait abattu ses cartes. La victoire sourit souvent aux audacieux, sinon aux téméraires, et Bob Morane ne pouvait certes être rangé dans la foule des timorés et des velléitaires.

— Dans deux jours, dit-il, tes guerriers et moi partirons pour le repaire de Li-Chui-Shan. Mais, avant cela, je voudrais faire la paix avec Zoug. Tu m’as dit tout 3 l’heure qu’il était le plus brave de tes hommes.

Le vieillard secoua les épaules.

— Certes, Zoug est brave, mais il a la rancune dure comme l’ivoire. En n’approuvant pas son attitude envers toi, je l’ai profondément blessé. À l’heure actuelle, peut-être a-t-il déjà quitté le village.

Le chaman ne se trompait pas. Au cours des deux jours qui précédèrent le départ de l’expédition, Zoug demeura introuvable.

 

La Croisière du Mégophias
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